La Neige du temps

Il part. Se promène avec sa femme. Sa fille. Passe devant cette grange abandonnée. La croise, très sensiblement. Il la croise en bois parmi les bois, haute et isolée. De tôle toiturée, fermée – bois planches marron noirci, gouttes de sève noire – et de peu de fenêtres. Cette grange n’est qu’un élément de décor. Paysagée. Un paysage de promenade. Jusqu’à ce moment précis, cette grange n’est que ce décor de promenade. Et moi, moi je me demande encore ce que Dieu peut bien avoir à faire avec tout ça. Lui n’ira pas. Dans un premier temps, il n’ira pas la visiter. Cette grange. Ce décor. Ne s’y arrêtera pas. N’y entrera pas. Sa femme n’aura pas remarqué qu’il n’a même pas ralenti son pas. Un œil peut-être. Un œil sûrement. Un œil, oui bien sûr. L’a effleurée de l’œil. Un simple glissement de l’œil en regardant ailleurs. Ne l’a pas vue, pourtant. À quelques pas de là, juste derrière, entre les arbres, un chevreuil ou une biche se tait et les regarde. Ne bouge plus. Est attentif derrière les arbres. N’en a pas conscience, mais ressent un ralentissement ; un allongement du temps, dû à la crainte. Attend qu’ils passent. A interrompu sa vie de chevreuil pour surveiller trois vies humaines qui viennent interférer avec la sienne. Ne sait rien de tout cela. Décor encore que ce chevreuil. Lui aurait pu le remarquer, s’il avait fait un peu attention, mais il ne l’a pas vu. Il aurait fallu se concentrer. Vivant décor que ce chevreuil. Sa fille gambade, lui et sa femme à sa remorque. Dimanche. Grange abandonnée et les arbres alentours qui la ceignent et la couronnent. Qui lui font couronne et vêtements.

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Changée en tout point identique. Née à nouveau d’elle-même dans l’immobilité d’une vie nouvelle. Resplendie, sanctifiée, majestueusement humble et sans plus de vie dans son écrin d’écorce et de feuillages. Mort le décor, vivante la grange : il l’a achetée.

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Comme le silence peut être confortable quand il ne cache aucun meurtre ! En autre occasion, se taire aurait été, peut-être, dur. S’il avait trompé sa femme, peut-être. S’il avait commis un forfait, peut-être. Mais il ne l’a pas fait et en l’absence de trouble, le silence peut être la soie et le coton. Manteau et cape. Parure et couverture. Le repos et le refuge. Silence ! Car voici que le silence se fait. Silence, car voici que le silence est et l’enveloppe, lui, comme tombe la neige d’hiver, qui est comme le silence. Qui recouvre et vallonne et silhouette sans déformer. Qui fait colline des piquets. Qui laisse deviner à qui le veut ce qu’il faudrait voir, sans trop de fastidieuses précisions. Qui réchauffe par la beauté. Seulement ici, de neige il n’en est pas. Car c’est plein été. Et dans la chaleur du midi, les oiseaux et les hommes se sont tus. Chevreuil s’en est allé vivre ailleurs sa vie de chevreuil depuis des semaines. Seuls chantent quelques insectes des prés – qui sont comme une autre forme de silence.

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La grange est à lui et il n’en a pas parlé. Pas à sa femme. Pas à sa fille. Pas un mot. La grange est à lui et les voilà enfin. Seuls. Face à face. Immobiles les deux. Sans avoir plus à se dire que ce qu’un homme peut dire à une bâtisse. À une maison où il n’habite pas. À une maison où il n’habitera pas. Pas de sentier. Seulement l’herbe rase, de vent effleurée ou par moment rabattue, s’accadant sur ses milliers de tige formant un océan frémissant partagé. Des langues de terre râpeuse le coupent, l’océan, qui filent jusqu’aux bois et mourront en ronces et en amas d’humus saumâtre brun, dans l’ombre humide des arbres, là où ça ne nous intéresse pas pour l’instant. De neige il n’en est pas ici, ni d’ombre ni d’océan. C’est plein été et lui s’avance maintenant dans le soleil, marchant vers elle sur le grand champs ras vert brûlé, sans penser à rien qu’à la morsure de la chaleur. Marchant à travers la chaude lumière qui presse sur sa peau, vers la grange immobile qui frémit dans la chaleur et semble danser. Pas de clef. Comme si la grande porte de planches assemblées n’en avait jamais eu besoin. Mais une serrure pourtant. Piquée du temps et de la pluie. Quelques carreaux. Carreaux carrés. Gris. Remplis de poussière amassée en courbe, en creux. En miniatures de pied de dune de désert répétée symétriquement trois fois en hauteur et en largeur. Neuf carreaux. Poussière neuf fois identique dans le temps et dans l’espace, à quelques centimètres près. Il a fait le tour. N’a pas laissé traîner sa main sur les murs de bois, comme je l’aurais sûrement fait, en la contournant, pour le contact et la matière. Pour une perception du réel. Pour une appropriation tactile. Pour le gène de Saint Thomas. N’était jamais revenu ici depuis son premier passage, où ne l’avait qu’à peine vue. Ne sait pas quand ; ne sait pas pourquoi lui est revenue en mémoire. Un peu plus tard. Plus tard. Ne sait pas s’il y avait un écriteau rouge et blanc. Ou blanc et noir, peut-être, sûrement, plutôt, au gros feutre écrit. Ne sait pas pourquoi l’a achetée. Et il ignore surtout pourquoi il s’est tu à ce sujet. N’est pas travaillé par cela. N’y pense même pas.

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Elle deviendra son repère, son astrolabe et son sextant.

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Il a franchi la porte. L’a touchée pour la pousser. Elle, la grange, et la porte en bois. La porte en bois qui est elle et une partie d’elle. Planches grossières, mal assemblées, chauffées brûlantes gris délavé par le soleil. L’a franchie. Lui, qui en est propriétaire. S’est avancé, comme l’on s’avance dans les films. Lentement, tête droite et cou rigide, regardant en l’air, droite, gauche, plafond et mezzanine. Lui qui en est propriétaire. Mais ne se l’est pas appropriée. La grange. Lui qui en est propriétaire. Pas appropriée du regard, lui qui. D’un regard de propriétaire. Ne s’est pas avancé en propriétaire. Il est entré, a découvert l’intérieur. A enfin vu l’intérieur. Bois et hauteurs de bois. Intérieur de grange. Poussière et abandon. Parquet pelliculé, recouvert. Poutres pelliculées. S’est avancé. Outils de vieux métal pelliculés et rouille pelliculée. Sans soulever la poussière. Planches pelliculées. Entassements pelliculés par la poussière tombée comme tombe la neige d’hiver, qui est comme la poussière. Qui recouvre et vallonne et silhouette sans déformer. Qui fait colline des piquets. Qui laisse deviner à qui le veut ce qu’il faudrait voir, sans trop de fastidieuses précisions. Qui réchauffe par la beauté. A vu alors ce qu’il y avait à voir, dans cette grange. S’est assis. Très exactement au milieu. Au centre, croisement de toutes les lignes forces de cette géométrie de bois. Exprès au centre. Pour recevoir toutes les lignes forces de cette géométrie de bois. A vu ce qu’il y avait à voir ; la vie de cette grange. Sa vie à elle, elle qui est muette. A vu que rien, absolument rien, ne l’avait dérangée. Pas de trace, pas de pas, pas de coups, pas de pierres, pas noircies, pas de feu, pas de restes, de sacs et de bouteilles, pas de tags, pas de Marco was here, pas d’éclats, pas de vitre brisée, de fracture, d’effraction ; rien là que la grange et sa vie gardée, contenue, stockée dans la poussière. Rien que la poussière s’accumulant chaque seconde pour recouvrir et protéger l’instant en cours, la seconde éponyme. Comme les laves refroidissantes emprisonnent les grands champs magnétiques terrestres. Comme les glaces épaisses sont la mémoire des pôles. Plusieurs instants de poussière invisibles l’ont recouvert, lui.

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 Il suffirait d’un lecteur de poussière pour décrypter la vie de la grange.

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La grange est maintenant aménagée. La mezzanine a été renforcée. Une vieille échelle de bois la rembarde, dorénavant. Un escalier de meunier y mène. Leur fille dort là-haut. Un espace à trois matelas. Elle peut y inviter des amies pour les vacances ou y jouer les jours gris. Au rez de chaussée, le fond plus sombre, sans ouverture, est partagé. Salle de bain – leur chambre. Chambre sans fenêtre mais il fallait faire des concessions ; ils en feront peut-être percer une un jour, s’ils décident — c’est tellement isolé — de passer outre la loi qui ne le permet pas. Ils sont alimentés par une eau de captage chauffée par les panneaux solaires installés sur le toit. Un chauffage ambiant au bois dans un vieux fourneau Jotull récupéré en brocante est largement suffisant pour l’espace. Ils s’en servent quelque fois le soir, au printemps et au début de l’automne. Quand l’été est mauvais. Chez le même brocanteur, ils ont trouvé une grande table de ferme en bois fané par les années, qu’ils sortent devant, dans le pré et ornent de deux bancs. Pour manger, se poser, profiter de l’extérieur. Pour l’heure, lui bricole et s’affaire à quelque occupation sur cette table. Un transat est vide à deux pas, dans le soleil, qui n’arrête pas les cris non loin, à l’autre bout du pré, vers le chemin. Sa femme courre après sa fille, riant en virage sur son vélo sans roulettes depuis peu, foulant l’herbe rase et verte de ses pneus roses. Mais tout ceci n’existe pas.

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Malgré tout ce que cela aurait pu amener de bonheur, ceci n’existe pas.

Malgré tout ce que cela aurait pu amener, ceci n’existe pas.

Malgré tout cela, ceci n’existe pas.

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N’a pas parlé et n’en parlera pas. Pas à sa femme. Pas à sa fille. Pas un mot. Gardera cette grange, et gardera le silence. Cette grange est le silence et ce qu’elle lui murmure lui appartient. Les murmures de cette grange sont sans partage.

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2000.

Il est revenu, des sacs de plastique noir sous les bras. Qui lui donnent des airs de chauve-souris. Décidé. Il s’envole sous la charpente. S’accroche aux toiles de poussière. Se glisse sous les planches. Ressort. Grimpe aux clous de rouille, aux outils de ferme. Les écarte et les repose. Ouvre les bras grands. Ses sacs se gonflent comme des goitres, comme des poumons. Il vole en elle et la possède, comme un albatros envahit et possède la mer qu’il survole. Il glisse le long des poutres. Frôle les établis. Les embrasse et se nourrit, albatros pélican à la gorge profonde. Avec toute la douceur d’un amant. Soulève le silence et soulève la poussière. Soulève les objets. Soulève sa vie à elle. S’impose. Un jour. Il danse dans le vide et dans l’espace, elle qui est vide et espace. Il danse, pélican albatros aux ailes de chauve-souris. D’une danse destructrice et il occupe l’espace. Cherche les planches et cherche les sillons. Cherche les creux, cherche les recoins. Gonfle ses ailes comme un poumon, comme un estomac et cherche sa vie, à elle. Pénètre toutes ses intimités. Ne lui laissera aucune retraite. Aucun jardin. Pénètre chaque anfractuosité. Chaque nervure de chaque bois. Ne lui laissera aucun échappatoire. Il la viole, avec toute la douceur d’un amant. Deux jours. Il la pénètre par mille fentes et lui arrache sa vie, sa vie à elle, elle qui se laisse faire. Elle qui se laisse pénétrer. Qui est muette. Il s’allonge, se glisse, s’insinue, se coule et cherche la poussière. Comme une eau voudrait se tendre et s’étendre pour occuper l’espace qu’elle a choisi. Comme un albatros s’approprie le ciel quand il quitte la terre. Il touche, frôle, racle, nettoie, balaie et lui vole sa poussière. Il remplit des sacs. Avec toute la douceur d’un amant, lui arrache la mémoire de sa vie, à elle. Lui arrache la mémoire qui est sa vie, à elle, pour la mettre en sacs de plastique noir. Trois jours. – Dix grands gros sacs de plastique noir contre le mur extérieur de planches qui sentent la lumière chauffée au soleil. Projetant dix grandes ombres d’été sur la sève brûlante du mur. Sur les sacs 2000 dix fois – et l’ombre n’y voit que du feu.

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Le reste lui appartiendra. À elle. À elle seule. Pendant un an. Propre et nue. Muette elle se taira. Une année. À vivre sans vivre ce que se devra. Attente. Silence mais tout ce qui craque sous le gel, de bois et de métaux. Intrusion car tout ce pour quoi elle n’est que nourriture. Que niche. Expulsion et tout ce qui fabrique le printemps. Et un trait blanc à réaction sur bleu dur bientôt balayé par les vents avançant, partageant le ciel en deux parties égales. Précisément au dessus d’elle. Sur son axe, à elle. Elle faisant axe naturel. Il ignorera cela. La laissera. Une année entière. Reviendra dans un an seulement. Et elle, ne parlera pas. Mais la génération spontanée de poussière éclosant en elle et lui tombant à l’intérieur depuis ses hauteurs de charpentes, comme une pluie invisible d’argent, témoignera. Comme une pluie intérieure perpétuelle. Comme la parole dans un estomac.

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2001.

Il se penchera alors. En son sein. À elle. En elle, reprendra sa danse d’oiseau. Avec toute la douceur d’un amant. Récoltera sa vie et récoltera son silence, à elle. Caressera ses bois, ses verres et ses métaux. Moissonnera sa moisson de poussière, à elle. La poussière qui est sa vie. La poussière qui est son témoignage, à elle. La poussière qui est elle à l’intérieur d’elle. La neige du temps qui garde les empreintes.

2002.

Il survolera. Effleurera. Aspirera pour interroger. Comprendra peut-être. Espère qu’il comprendra. A parié qu’il comprendrait. À toutes forces écoutera.

2003.

Il l’envahira pour aussitôt repartir. Ne se laissera pas le temps de se marquer dans la poussière. Repartira en ne laissant que silence et absence derrière lui. Violera. Nettoiera. Volera. Disparaîtra. À l’écoute.

2004.

Aimera dans l’absence. Construira son amour sur l’absence. L’aimera à tel degré qu’il n’interférera pas. Ne la possédera pas.

2005.

Stockera. Gardera sans collectionner de grands sacs de poussière numérotée. Interrogera les sacs et interrogera la poussière. Ailleurs. Parfois. Souvent.

2006.

Ne sait encore s’il entendra une réponse.

2007.

in Mercure Liquide n°8, 2008

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