Kraken Vieux

Tu vieillis, Kraken. Comme un soleil gris et fatigué. Un soleil du fond. Tu vieillis et tu meurs, dans les eaux glaciales arctiques. Fatigué. Sous mille tonnes d’eau glaciale congelée. Fatigué de cette fatigue si particulière. Dans une caverne de glace, quand dénichée, Kraken ? Cette fatigue qui n’est pas dans les corps. Trouvée comment, ta caverne, K ? Qui ne vient pas de l’esprit, non plus, non. Au cours de quelle course ?… Cette fatigue, vieux poulpe, qu’on lit dans le monde qui nous entoure. Quand enfin chaque trait de lumière rougeoyante étirée d’un crépuscule n’est plus et ne sera jamais plus qu’un soleil qui meurt. Quand tout, suave mari magno, est désormais sans tristesse. Quand chaque chant d’oiseau par dessus la mer devenue objet n’est qu’une lointaine leçon de ténèbres préfigurant la fin. Quand chaque nuage, chaque rencontre n’amène plus que la certitude infinie que tout mène à la mort. Et quand l’on sait qu’il est temps d’accepter ça. Quand le monde n’a plus besoin de nous et que l’on n’a plus besoin de lui.

Alors peu importe les circonstances, car enfin, tu l’as choisie, cette caverne, Kraken, loin du monde. Élue. Et tu t’es fait tombeau d’une poche d’eau frigorifique bleue électricité de l’underglace nordique. Chez toi. Enfin. Toi qui ne t’es jamais arrêté. Une tombe d’eau solide. Toi qui n’avais pas de repaire. En forme de fin de course, pour toi, K. Pas de lieu, pendant ta vie… Et maintenant, ton cul-de-sac, cette caverne. Ton rivage des Syrtes sous-marin. Ton cimetière des éléphants. Mais tu n’es pas un éléphant. Un monstre géant, oui. Et tel, en son sein, tu seras seul comme le sont les monstres quand ils vivent. À jamais caché. Comme quand ils meurent. Introuvable et introuvé. Que l’on croira toujours ailleurs. Légendaire. La vraie force des monstres, c’est leur silence, n’est-ce pas ?

Tu vieillis, Kraken, et déjà tu as abandonné, rendu tes bras à l’océan. Ils flottent mollement, gélatinement en flambeau autour de toi dans la fausse houle des profondeurs et te donnent des allures de quoi ? D’étoile monstrueuse plantée autour de son bec. D’astérie enflée. D’outre à huit pattes gonflée d’on ne sait quoi. Ou des airs de faux dieu indien, même peut-être. Parce que tu ne le vois pas, vieille pieuvre, mais tes bras à l’océan, les voilà qui te font ressembler à un Shiva du fond, ces facétieux, à un Ganesh des piscines arctiques, dans son petit temple de glace bleuie. Tu sais, ces dieux qui dansent sur un pied, enroulés dans leurs multiples membres pendus de breloques et de symboles. Mais les tiens, de membres, ne sont que des tentacules et ne portent rien. Pas de bracelets, pas de perles de sagesse, pas d’armes bénies ni de fioritures sacrées pour les êtres de ton engeance. Pas d’objets. Pour toi, non. La nudité, seule. Et irisée. La lumière qui sourd des parois de glace autour de toi semble un néon. Kraken, dieu du frigo.

Mais toi, tu ne te vois pas… Ton œil immense, en soucoupe, jaune, tout au fond, ne fixe maintenant, vide, que le vide. Si des larmes, Kraken, en coulaient, perdues dans le sel des eaux, les verrait-on vraiment ? Rien devant, toi. Mais pourrais-tu vraiment pleurer, Kraken ? Cet œil armé qui a fait flancher plus de cœurs endurcis que mille tempêtes… A-t-il jamais pleuré ? Mille capitaines, mille marins morts de le voir, cet œil. Quand il s’élevait, souviens-toi, jaune, en rasant le bois, immense soucoupe, lui, sortant des flots, ruisselant, couvert d’écume et d’eau tombante, le long de la coque. Surgissant. Souviens-toi. Hauteur, plus que le navire, de ta tête énorme. Bastingage frôlé et la panique des hommes. Frôlé comme une joue. Qu’est-ce que tu ressentais, grand K, dis ? Un navire. Un navire de bois. Avec lequel tu savais que tu allais danser. Quand tu remontais en frôlant ta joue le long du bastingage. Les voyais-tu vraiment, ces hommes qui couraient ? Affolés. Que tu allais engloutir. Peut-être sans le savoir ? Hauteur surplombante de ta tête vertigineuse de poulpe géant. Qu’est-ce qu’ils représentaient pour toi, ces hommes, Kraken ?

Et soudain. Soudain. Comme une métamorphose. Un balancement et puis quoi ? Écume libérée. Le corps. Ton corps géant, rejeté à la mer, replongé et tes bras inversement propulsés vers le ciel. Et c’était une danse, bon dieu, Kraken. Pieuvrine. Tentaculaire. Tes bras comme des colonnes de caoutchouc qui défonçaient les eaux et se plaquaient contre le ciel. Une danse ? Mais bon dieu, c’était un navire à onze mâts qui gueulait sa détresse. Trois pour la vitesse. Des mâts. Et huit pour la mort. Plaqués contre le ciel. Tendus, Kraken, tes bras. Rigides, en suspens, en l’air. En attente. En attente, bon dieu. Jusqu’à ce que tu décides. Jusqu’à ce que tu relâches. Jusqu’à ce que tout retombe. Dans des craquements d’apocalypse, danseur broyeur. Tes huit tentacules. Tonnes de chair. Dans le broiement monstrueux de la matière, Kraken. Le bois. Que tu enserrais entre tes bras. Qui explosait en fétu sous ta force, tonnes de chair en mouvement. En fétu, le bois. Les craquements assourdissants emplissant l’espace. Écho sans réverbération. Remplissant l’espace. Le cri des fibres déchirées du bois et nulle place pour y échapper. Ciel ouvert assourdissant comme une boîte. Comme le tonnerre de la matière, Kraken, de la matière qu’on assassine. Broyé. Pourquoi, Kraken ? À toute force écrasé, le navire. Quel besoin ? Mort le vaisseau et morts les hommes. Ployé dans l’écume affolée battante, le navire. En ruine sur la mer, épave de flottage. Pourquoi ? Sur l’étendue des mers, dévasté, désolé, le navire. Abandonné, le bâtiment ravagé.

Et le silence.

Et le silence.

Ou l’indifférence de ta victoire quand tu avais déjà regagné la profondeur sans entendre les derniers cris. L’affreuse solitude des hommes qui se noyaient, K. Loin de tout. Abandonnés, désolés, perdus dans le grand désert des mers. Des hommes qui mouraient nulle part et qui le savaient.

~

C’est à ton tour, maintenant, vieux poulpe. Tu te tiens, réfugié, immobile, les bras en corolle dans la lumière supernaturelle de ta caverne de glace. Bleui. Attendant dans les courants glacés des profondeurs de voir enfin en toi disparaître les derniers soupçons de vie qui résistent encore. Immobile. Lointain, déjà et déjà sans plus de rêve. Indifférent. Et tu ne les vois pas, vieille pieuvre, mais cent mille poissons sont là, amassés devant tes yeux absents. Cent mille poissons au désespoir, pour toi, grand K, de toutes parts arrivés, devant. Qui tous donneraient leur vie contre ton renoncement. Cent mille poissons abandonnés pleurants dans les courants froids du fond, K. Impuissants. Flottants, immobiles devant, en banc silencieux. Venus te voir t’éteindre dans la lumière glacée, Kraken. Venus t’accompagner, dans la lumière bleue. Attendre en silence dans le froid néon que se referme ta légende. La lumière dramatique du fond des mers. Vraiment, Kraken. Cent mille poissons orphelins tristes à en mourir pleurant pour toi dans l’infini des eaux.

in Harfang n°35,  2009

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