C’est l’été, Camus

C’est l’été, Camus. Là-bas, dans tes romans, en Algérie, c’est l’été. Toujours. Tu ne t’en détaches pas de cette lumière sèche et blanche. Elle dit, pour toi, la jeunesse des corps qui bronzent sur la plage, une demi nudité partagée, svelte et souple, le bain de mer. L’attente et la détente des dimanches à Alger, et ceux-ci, ces dimanches, ces dimanches-là, qui mélangent sans plus d’arrière-pensées, avec une insouciance réelle, Arabes et Français dans la seule quête du plaisir, sont la vraie égalité entre les hommes. C’est l’été, Camus. Toujours. Avec parfois l’abominable pression qu’il peut porter en lui. La force dure, rude, que tu lui connais, dans ce pays qui est le tien : là-bas, quelque part, un homme chaviré de soleil marche en somnambule sur une plage, pistolet en main, et près de ce rocher tire et tire encore à bout portant jusqu’à s’en séparer du monde. C’est l’été, Camus, que tu connais, qui ferme les volets et asphyxie les villes en journée, mais qui rassemble les hommes aux terrasses des heures fraîches et les fait sortir d’eux-même pour se livrer, se dévoiler enfin. Là-bas, quelque part, la chaleur de juin éclate en explosion brutale au dessus d’une cité fermée et c’est le dernier abattement, dans le grand vent brûlant, d’une population impuissante livrée à la maladie. C’est l’été. C’est, là-bas, chez toi, l’été, qui flamboie dans l’espace autant que dans les corps. Qui contraint et libère. Que tu aimes. Qui libère et contraint. L’été.

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 Tu es à Paris. L’été, cet été-là, n’existe plus. La pluie quand elle tombe n’explose plus en gouttes ocres de sable sur des trottoirs lumineux desséchés de poussière. La pluie, à Paris, n’est que froide et grise. Elle se perd dans ce brouillard humide qui s’accroche à l’enchevêtrement terne des toits de tôle et masque bas, juste dans cette percée de rue, là, la tête de la tour Eiffel. Paris n’est pas lumière, non. Paris outragée, Paris brisée, Paris martyrisée mais Paris libérée ne l’a sans doute jamais été, lumière. Pour toi cependant, au moins, Paris est littérature. La rédaction de Combat, Gallimard, le théâtre et les publications… De toute façon, tu n’as pas eu le choix, il fallait revenir. Tes poumons. Tes poumons sont malades. Depuis longtemps. C’était trop pour toi, la touffeur de ces étés algérois et oranais : un séjour, quelques semaines en montagne entre Lyon et Saint-Étienne, la guerre a fait le reste. Un débarquement en Afrique du Nord, des zones de démarcations qui cèdent ici. Comme un autre, tu t’es retrouvé enserré, emporté par les grande lames de l’Histoire qui ont balayé l’Europe. Alors Paris, depuis. Paris, maintenant. Paris, pour faire ce métier. Artiste. Tu dis artiste, quand tu parles de ton métier. D’autres disent écrivain, journaliste, essayiste, rédacteur en chef, dramaturge, comédien, éditorialiste, philosophe… Toi tu dis artiste pour contenir tout cela. Le mot est aujourd’hui galvaudé ; on a tant fait dire tout à n’importe quoi, depuis 70 ans. Mais avec le sens et la dose d’exigence que tu y mets, toi, avec les charges dont tu pares ce mot, service de la vérité et service de la liberté, et avec les engagements que selon toi cela implique, refus de mentir sur ce que l’on sait et résistance à l’oppression, alors oui, d’accord, artiste, prenons ce mot simple, ce simple mot. Artiste.

 C’est un janvier de 1958. Tu es entouré d’hommes, de femmes, quelque part en France. Ce n’est pas la première fois que tu les vois. Vous vous connaissez bien, vous vous aimez et vous respectez. Eux aussi viennent de l’été. D’un autre été. Vous avez beaucoup en commun et tu mets en eux, en leurs sentiments, en ce qu’ils portent, en ce qu’ils représentent, ces hommes et ces femmes, une confiance absolue. Ce n’est d’ailleurs qu’avec eux, l’année dernière à Stockholm, que tu as consenti à célébrer ce prix Nobel de littérature qui t’honore et t’embarrasse. Ils sont républicains et comme toi, ils ont combattu et combattent encore toute oppression. Sans relâcher. Jamais. Ils sont Espagnols. Comme toi ils ont quitté un pays et portent en eux, indélébile, cette balafre blessure de l’exil, cette ligne blanche de souffrance sourde qui marque de colère et de mélancolie ceux qui contraints ont dû partir. Tu trouves en eux ce regard aigu que tu connais, que tu aimes, regard de ceux qui ont vu dans leur pays des tempêtes noires agiter les airs et dans la mort et la douleur se sont dressés en résistance. Tu trouves en eux ce regard fier des révoltés quand, par un de ces sordides coups de l’Histoire, les grandes démocraties occidentales n’ont, au sortir de la guerre, pas défait la dictature franquiste, comme il était attendu après qu’elles eurent fait s’écrouler les nuits allemande et italienne dans les ruines de Berlin, mais à l’inverse l’ont légitimée, pour de politiques raisons, vaporeuses et idéologiques, rejetant à rien le combat de ces hommes et des ces femmes pour la démocratie. Toi, Camus, pas plus que cette Espagne en exil dont tu partages depuis vingt-deux ans les combats et les tragédies, tu ne peux te contenter de cette sortie de guerre à bas prix. Pas plus qu’elle, tu ne peux, comme le font réunis peuples, intellectuels et dirigeants, accepter de mêler dans une même fausse bonne conscience oubli bon marché et liesse de la victoire. Pas plus qu’elle tu ne peux vivre ce fantôme de paix et de liberté. Alors tu démissionnes de ton poste à l’UNESCO en 1952 quand à la quasi unanimité des nations, l’Espagne de Franco y est admise sous les applaudissements. Alors tu comptes et publies encore le nombre et les noms des opposants morts assassinés dans les geôles d’État de Madrid, mois après mois, années après années. Alors tu dénonces Paul Claudel, poète chrétien, quand il accepte une décoration remise par ce même gouvernement espagnol qui, il n’y a pas dix ans, décora Himmler, grand organisateur de l’extermination juive. Alors toi, comme ces exilés, tu n’oublies pas de ne pas oublier.

 Tu es fatigué, Camus. Ce métier t’épuise. La force que cela demande, pour rester fidèle à soi-même sur tous les fronts, sans céder jamais aux petites facilités de l’esprit, à la fatigue d’un petit relâchement intellectuel ! La force, pour pouvoir répondre aux critiques, violentes parfois, qui sont faites à tes idées, à tes livres, à tes positions, auxquelles tu réponds toujours, calmement, posément démontant les faux arguments et expliquant, réexpliquant tes vues dont tu sais qu’elles sont, sinon vérité, justesse du moins, et justice devant la valeur inconditionnelle que tu accordes à la vie de l’homme et à sa liberté ! Alors ce soir du vingt-deux janvier, devant ces républicains espagnols en exil qui sont, parmi les hommes de ce monde, ceux dont tu te sens le plus proche, ceux auprès de qui tu viens te ressourcer souvent, pour une fois tu ne parles pas de luttes à mener, pas de causes à défendre, d’engagements en cours, non. Ce soir, tu parles de toi. Tu parles de ton métier, dont tu dis qu’il est souvent difficile. Artiste. Écrivain de combat. Tu parles de ce qui le fonde, ce métier, et de ce qu’il coûte. L’épuisement forcé. Tu dis la solitude, riche autant qu’elle est sévère, que l’on éprouve à regarder le monde par soi-même, à le comprendre et à s’y positionner seul, quand tout un siècle manichéen ne réclame de chacun, pour toute grandeur intellectuelle, qu’une allégeance aveugle aux idées d’un parti, d’une chapelle, ou d’une idéologie prémâchée, qu’elle soit de droite ou de gauche. Tu parles du dessèchement et de l’usure qui guette inéluctablement l’artiste et le guerrier dans la lutte, au long des années, avarice sournoise qui dévore les réserves de joie et de vie sans lesquelles tout combat, aussi grand, aussi beau soit-il, est voué à l’échec. Tu parles de l’amitié, simple et profonde, absolue et entière, qui seule nourrit l’insatiable faim d’humanité de l’homme et évite ce tarissement de l’âme dans lequel un monde entier à construire se pourrait perdre. Et encore, ce soir-là, à cette assemblée venue t’écouter, à ces hommes de l’exil, tu dis tout l’amour que tu as pour eux. Tu dis tout ce que leur présence, leurs regards francs, leur loyauté sans faille a été force pour toi au cours de ces années. Comment elle t’a porté, cette présence. Comment elle t’a irrigué. Comment elle t’a enveloppé et protégé pour te maintenir dans l’humanité du combat et ne pas te laisser sombrer dans une abstraction idéologique où les idées en viennent à être coupées des hommes qu’elles doivent défendre. Et ce soir-là, à cette assemblée-là, à ce peuple de l’Espagne vraie et libre, tu dis, de cette amitié-là qui vous lie, qu’elle est la fierté de ta vie. Tu dis la fierté de ma vie.

in Albert Camus, Soleils de midi. Pour saluer Albert Camus.

éditions La Passe du Vent, 2013.

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